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La troupe tout entière se lança au galop. Wolff, penché sur l’encolure de son cheval, un splendide étalon rouan, l’encourageait de la voix encore que l’animal n’eût pas besoin de cela. Malgré la vitesse, il jeta un coup d’œil à droite. La jument blanche de Méchant Couteau se ruait vers les Hrowakas. Quant aux Hommes-Chevaux – ils étaient cent cinquante, peut-être plus –, ils gagnaient du terrain.
Kickaha, qui montait un pur-sang à la robe dorée et à la crinière d’argent pâle assortie à la queue, se porta à la hauteur de Wolff.
« Quand ils nous auront rattrapés – et ils nous rattraperont, ne te fais pas d’illusions –, reste à côté de moi. J’adopterai comme dispositif de combat le système de la colonne par deux. C’est une manœuvre classique. De cette façon, chaque combattant sera protégé par son coéquipier. »
Tandis que le rouquin donnait ses instructions, Wolff se plaça derrière Pattes de Loup et Dort Debout. Derrière lui, Ours au Nez Blanc et Grande Couverture essayaient de garder leurs distances. Le reste de la troupe était un véritable fouillis que Kickaha et un conseiller militaire, Jambes d’Araignée, essayaient de mettre en ordre.
Bientôt, les guerriers se formèrent en colonne. Dominant le martèlement des sabots et le hurlement du vent, la voix de Kickaha parvint, aux oreilles de Wolff : « Ils sont aussi bêtes que des porcs-épics ! Ils voulaient faire demi-tour et charger les centaures. Heureusement, j’ai réussi à les raisonner. » Deux autres éclaireurs, Ours Ivrogne et Trop de Femmes, arrivaient par la droite. Kickaha leur fit signe de se placer à l’arrière-garde mais les deux cavaliers continuèrent dans la même direction.
« Les imbéciles ! Ils veulent aller à la rescousse de Méchant Couteau ! »
Les deux éclaireurs et Méchant Couteau se dirigeaient vers le même point. Les Hommes-Chevaux n’étaient qu’à quelques centaines de mètres de Méchant Couteau et ils se rapprochaient de seconde en seconde car ils allaient plus vite qu’un cheval monté. Comme la distance entre poursuivants et poursuivis diminuait, Wolff se rendait mieux compte de l’aspect des centaures.
Car c’étaient bel et bien des centaures, quoique différents de l’image classique que l’on se faisait de ces êtres sur Terre. Cela n’avait rien d’étonnant. Quand il les avait créés dans ses laboratoires de biologie, le Seigneur avait dû composer avec la réalité. Le gros problème qui s’était posé à lui avait été la régulation de l’oxygénation. La partie animale du centaure, la plus importante, devait respirer, fait que négligeait l’imagerie traditionnelle familière aux Terriens. Il était indispensable que l’air vienne irriguer non seulement leur torse humain, mais aussi la moitié thériomorphe de leur organisme, et les poumons relativement petits d’un thorax d’homme étaient insuffisants pour remplir cet office.
En outre, les entrailles humaines n’auraient pas suffi à alimenter la partie chevaline de l’hybride. Et même à elles étaient rattachées aux organes digestifs chevalins d’un plus gros volume, il restait également la question de l’alimentation à résoudre : l’abrasion due à un régime strictement végétarien eût rapidement usé une denture de type humain.
C’est pourquoi les centaures qui se ruaient vers les cavaliers ne correspondaient pas exactement aux créatures qui leur avaient servi de modèle. La bouche et le cou étaient proportionnellement importants afin d’assurer une inhalation suffisante. Au lieu de poumons humains, ils étaient dotés d’un organe en accordéon qui insufflait l’air inspiré dans un système respiratoire hippoïde plus vaste. Ce complexe pulmonaire était encore plus volumineux que celui du cheval car, étant vertical, le tronc de cet être composite exigeait un surcroît d’oxygène. Pour faire de la place, au gros estomac d’herbivore avait été substitué un petit estomac de Carnivore. Le centaure mangeait de la viande. Y compris la chair de ses victimes amérindiennes. La croupe avait sensiblement la taille de celle du poney indien terrestre. Le pelage de ces monstres était rouge, noir, blanc. Tout leur corps était couvert de poils, à l’exception de leur visage. Un visage deux fois plus large que celui d’un homme, aux pommettes saillantes et au nez épaté, le même visage, en plus grand, que celui des Indiens des Plaines sur Terre, de Sitting Bull ou de Crazy Horse. Leur figure était zébrée de tatouages de guerre ; ils portaient des coiffures à plumes ou des têtes de buffle aux longues cornes en guise de casques.
Leur armement était identique à celui des Hrowakas mais ils étaient en outre équipés du bola, lanière de cuir à chaque extrémité de laquelle était attachée une pierre ronde. À l’instant même où Wolff se demandait ce qu’il ferait si on lui en lançait un, il vit cet engin entrer en action. Méchant Couteau, Ours Ivrogne et Trop de Femmes avaient fait leur jonction et galopaient flanc à flanc. Ils avaient une vingtaine de mètres d’avance sur leurs poursuivants. Soudain, Ours Ivrogne se retourna, banda son arc, et la flèche se planta dans la protubérance respiratoire qui saillait sous le torse humain d’un des centaures ; celui-ci s’écroula et, après avoir roulé sur lui-même, demeura inerte. À en juger par l’angle que faisait son tronc, il avait eu la colonne vertébrale brisée malgré la grande flexibilité conférée par l’articulation mi-osseuse mi-cartilagineuse reliant son buste à la partie équine de son individu.
Le tireur poussa son cri de guerre en brandissant son arc. Ours Ivrogne avait tué son premier adversaire et son exploit serait chanté pendant de nombreuses années au Grand Conseil de la tribu.
S’il reste quelqu’un pour le faire connaître, songea Wolff.
Les bolas, alors, tournoyèrent, si rapidement que les pierres cessaient d’être visibles, et filèrent dans les airs telles des hélices qui se seraient arrachées au fuselage d’un avion. Atteint d’un projectile en pleine nuque, Ours Ivrogne interrompit son chant de victoire et fut désarçonné. Un second bola s’enroula autour d’une des pattes de son cheval qui s’écroula.
Imitant l’exemple de plusieurs Hrowakas, Wolff tira. Il était incapable de savoir s’il avait fait mouche car il est malaisé de viser correctement quand on est sur le dos d’un cheval lancé au grand galop, mais quatre flèches atteignirent leur cible : quatre centaures tombèrent. Au moment où Wolff portait la main à son carquois, il vit la monture de Trop de Femmes s’effondrer. Une flèche était plantée entre les omoplates de son cavalier.
Les Hommes-Chevaux avaient maintenant rattrapé Méchant Couteau mais, au lieu de le transpercer de leurs lances, ils se déployèrent en tenaille pour l’encadrer.
« Non ! » hurla Wolff. « Il faut empêcher ça ! »
Mais ce n’était pas pour rien que Méchant Couteau méritait ce totem. Si les Centaures laissaient échapper l’occasion qui s’offrait à eux de le tuer dans l’espoir de le prendre vivant pour le torturer, ils se repentiraient de leur erreur. Le long poignard tishquetmoac siffla et s’enfonça dans la croupe de l’Homme-Cheval le plus proche qui mordit la poussière. Déjà, le Hrowaka avait sorti une seconde lame du fourreau alors qu’une lance frappait son pur-sang et il sauta sur le dos du centaure qui était ainsi passé à l’attaque.
Celui-ci faillit en perdre l’équilibre mais il réussit à rester debout. Méchant Couteau plongea son arme dans le dos du torse humanoïde et l’arrière-train de l’Homme-Cheval se souleva en une ruade d’agonie.
Wolff s’était dit que c’était la fin du guerrier. Mais non ! Méchant Couteau était miraculeusement sur ses pieds et, soudain, il bondit, répétant la même manœuvre au détriment d’un autre Homme-Cheval. Mais, cette fois, il avait posé le tranchant de sa lame sur la gorge du monstre, la menaçant apparemment de lui sectionner la veine jugulaire si le quadrupède refusait de l’emporter loin de ses congénères.
C’est alors qu’un javelot s’enfonça dans son dos Méchant Couteau eut le temps de mettre sa menace à exécution et d’ouvrir la gorge du centaure.
« Quel homme, ce Méchant Couteau ! » s’exclama Kickaha. « Après cela, les Hommes-Chevaux eux-mêmes n’oseront pas mutiler son corps ! Ils honorent l’ennemi qui a vaillamment combattu. Ce qui ne les empêche d’ailleurs pas de le manger, bien entendu. »
Les KhingGatawriT étaient maintenant tout près de l’arrière-garde hrowaka. Forçant l’allure, ils se divisèrent en deux colonnes pour envelopper les fuyards. Ils ne chercheraient pas l’assaut de front, expliqua Kickaha à Wolff : ils préféraient s’amuser un peu et donner aux jeunes qui n’étaient pas encore aguerris l’occasion de prouver leur adresse et leur courage.
Un centaure peinturluré de taches noires et blanches, le front ceint d’un simple bandeau auquel était fixée une unique plume de faucon, se détacha du groupe de gauche. Faisant des moulinets avec son bola, une lame dans sa main libre, il fonça droit sur Kickaha. Les pierres tourbillonnaient de plus en plus vite. Enfin, elles prirent leur essor selon une trajectoire oblique dont l’objectif était les pattes du cheval de l’adversaire.
Kickaha se pencha et para habilement de sa lance. Le bola s’enroula autour de la hampe. Une bonne partie de l’énergie du projectile fut ainsi absorbée mais la force de l’impact était telle que le rouquin faillit lâcher prise.
Le centaure, désappointé, agita le poing avec rage. Il allait s’élancer quand un chef sortit des rangs des Hommes-Chevaux, salué par une clameur admirative, et le renvoya à sa place, tout honteux. Le chef était un puissant centaure rouan à la coiffure abondamment emplumée et ornée de nombreux chevrons noirs ; il avait une croix de Saint-André peinte sur le flanc.
« Lion Bondissant ! » s’écria Kickaha en anglais. « Il m’estime digne de son attention. » Il hurla quelques mots dans l’idiome du chef et s’esclaffa à grand bruit en voyant le visage sombre de celui-ci devenir plus sombre encore. Lion Bondissant répliqua et se précipita, la lance basse, sur Kickaha qui détourna le coup avec sa propre lance. Les deux bois s’entrechoquèrent et rebondirent. Aussitôt, Kickaha détacha le petit bouclier en peau de mammouth fixé à son avant-bras et, après avoir esquivé une nouvelle attaque, le lança à la manière d’un discobole. Le bouclier heurta la jambe droite du centaure qui, son élan brisé, tomba sur les genoux et glissa de côté. Il voulut se relever mais il était maintenant éclopé. Ses semblables poussèrent un cri. Une dizaine d’Amérindiens chargèrent, l’arme pointée. Lion Bondissant, croisant les bras, attendit le coup fatal avec vaillance ainsi qu’il convenait à un chef prestigieux mais estropié et acculé à la défaite.
« Faites passer : ralentissez », ordonna Kickaha. « Nos bêtes ne pourront plus soutenir ce train bien longtemps. Elles s’essoufflent et sont couvertes d’écume. Nous arriverons peut-être à les ménager si les Hommes-Chevaux ont envie de faire massacrer encore quelques jeunes inexpérimentés. Et sinon, quelle différence cela fera-t-il ?
— Une partie de plaisir ! » s’exclama Wolff. « Si nous ne nous en sortons pas, nous ne pourrons pas dire que nous nous sommes ennuyés. »
Kickaha lui envoya une claque dans le dos. « Tu es un homme selon mon cœur ! Je suis content d’avoir fait ta connaissance. Oh ! en voici un qui arrive ! C’est à Pattes de Loup qu’il veut s’en prendre… »
Pattes de Loup, un des beaux-pères de Kickaha, chevauchait en tête de la colonne hrowaka et il se trouvait juste devant Wolff. Après avoir adressé quelques quolibets au centaure qui chargeait en faisant virevolter son bola, il lança son javelot. À la vue de l’engin, l’Homme-Cheval lâcha le bola un peu trop tôt. Tandis que le javelot s’enfonçait dans son épaule, le projectile poursuivit sa course et, malgré tout, atteignit sa cible : la lanière de cuir s’enroula autour du buste de Pattes de Loup qui, atteint de plein fouet par une pierre, perdit conscience et fut démonté.
D’un même mouvement, Wolff et Kickaha se portèrent en avant. Le second plongea sa lance au passage dans le corps inerte du blessé, s’exclamant : « Ils n’auront pas le plaisir de te torturer, Pattes de Loup ! Et tu as pris une vie en échange de la tienne. »
La bataille se développa ensuite en une série de combats singuliers. À maintes et maintes reprises » un jeune centaure quitta les rangs pour défier un humain. Tantôt c’était le Hrowaka qui gagnait et tantôt c’était l’Homme-Cheval. Après trente minutes d’une mêlée de cauchemar, il n’y avait plus que vingt-huit Hrowakas : ils étaient quarante au départ. À un moment donné, un centaure à la large encolure, armé d’une masse garnie de pointes d’acier, se rua sur Wolff. Il était équipé, lui aussi, d’un petit bouclier rond et il voulut reprendre à son compte la tactique de Kickaha, mais Wolff fit dévier le disque improvisé du bout de sa lance. Cependant il se découvrit un bref instant et le quadrupède en profita : il chargea si rapidement que Wolff se trouva dans l’impossibilité de prendre assez de recul pour l’affronter.
Le soleil faisait étinceler les piquants acérés de la masse que l’Homme-Cheval brandissait à bout de bras. Son épais visage peinturluré était fendu d’un sourire de triomphe. Wolff n’avait pas le temps d’esquiver et s’il essayait de s’emparer de la masse d’armes, il était sûr d’avoir la main broyée et réduite en charpie. Sans réfléchir, il fit une chose dont il fut aussi surpris que son adversaire : d’un bond, il sauta à terre, se glissa sous la massue et agrippa le cou du centaure qui poussa un cri effaré. Tous deux s’écroulèrent si brutalement qu’ils en eurent, l’un comme l’autre, le souffle coupé.
Wolff se releva aussitôt, faisant des vœux pour que Kickaha ait arrêté son cheval. En effet, le rouquin le tenait par la bride mais rien dans son attitude n’indiquait qu’il eût l’intention de le ramener auprès de Wolff. Au contraire, les Hrowakas et les centaures s’étaient tous immobilisés. C’est la loi de la guerre ! » s’écria Kickaha. « Celui qui s’empare le premier de la masse est le vainqueur ! »
Wolff et l’Homme-Cheval, lequel s’était remis debout à son tour, se précipitèrent pour récupérer l’arme qui se trouvait à une dizaine de mètres derrière eux. Tout naturellement, avec ses quatre pattes, le centaure devança l’humain. Sans ralentir, il se baissa et ramassa la masse. Alors seulement il s’arrêta. Il fit demi-tour si vivement qu’il lui fallut se dresser sur ses pattes de derrière.
Wolff n’interrompit pas sa course. Il rejoignit l’Homme-Cheval. Un sabot fulgura mais Wolff ne fut qu’effleuré. Il réussit à se suspendre au buste humain du centaure et les deux adversaires roulèrent à terre.
Malgré le choc, Wolff, le bras droit passé autour du cou du centaure, ne relâcha pas son étreinte. Ayant perdu son casse-tête, la créature cherchait maintenant à venir à bout de l’humain en tirant avantage de sa seule force musculaire. À nouveau, l’Homme-Cheval sourit : il pesait au moins trois cent cinquante kilos de plus que Wolff et était beaucoup plus massif que lui.
Mais, arc-bouté sur ses talons, celui-ci ne cédait pas d’un pouce. La clé se resserra encore : il étranglait bel et bien son ennemi. Quand ce dernier tenta de se saisir de son couteau, Wolff agrippa son poignet. Sous la torsion, le centaure poussa un cri de douleur et lâcha son poignard. Un hurlement de surprise monta du groupe des Hommes-Chevaux. Jamais, de mémoire de centaure, on n’avait vu un humain montrer autant de force.
Wolff banda ses muscles, exerça une sèche traction et obligea le quadrupède à plier le genou. Alors, son poing s’enfonça dans la protubérance pulmonaire qui se vida bruyamment. Reculant d’un pas, il cueillit son adversaire à moitié étourdi d’un direct du droit à la mâchoire. Le centaure s’écroula. Avant qu’il ait eu le temps de reprendre ses esprits, il mourut, le crâne fracassé par sa propre massue.
Wolff sauta sur son cheval et les Hrowakas reprirent leur chemin au petit trot. Pendant un moment, les Hommes-Chevaux ne bougèrent pas. Leurs chefs palabraient. S’ils décidèrent quelque chose, ils n’eurent pas l’occasion de mettre leurs projets à exécution.
Les cavaliers gravirent une butte et descendirent dans un ravin juste assez profond pour les dissimuler à la vue de la troupe de lions qui hantaient les lieux. Il devait y avoir là une vingtaine de Felis Atrox qui s’étaient apparemment repus durant la nuit de la dépouille d’un protochameau ; ils étaient trop somnolents après ce festin pour prêter attention aux martèlements des sabots. Mais quand les intrus furent parmi eux, les grands félins se réveillèrent, d’autant plus furieux qu’ils avaient leurs petits à protéger.
La chance sourit à Wolff et à Kickaha. Aucune des gigantesques formes qui bondissaient de toute part ne sauta sur eux. Wolff eut l’occasion de voir de si près l’un des mâles qu’aucun des détails de l’anatomie terrifiante du fauve ne lui échappa. La bête, presque aussi haute qu’un cheval, ne manquait ni de férocité ni de majesté, encore qu’elle n’eût pas la crinière du lion d’Afrique. Frôlant Wolff, elle se jeta sur le centaure le plus proche qui s’effondra en hurlant et lui ouvrit la gorge d’un coup de crocs. Au lieu de s’acharner sur le cadavre comme il aurait normalement dû le faire, l’animal se rua sur un autre Homme-Cheval dont il eut raison avec tout autant d’aisance.
Le vacarme était infernal : rugissements, hennissements, vociférations des humains et des Hommes-Chevaux… C’était chacun pour soi. Nul ne pensait plus à la toute récente bataille.
Il ne fallut qu’une demi-minute à Wolff, à Kickaha et à ceux des Hrowakas qui avaient eu la bonne fortune de n’avoir pas subi l’assaut des félins pour sortir du ravin. Point ne leur était besoin de pousser leur monture : ils avaient au contraire de la difficulté à les retenir car elles se seraient tuées à courir dans leur panique.
Les premiers centaures à avoir échappé à la griffe des lions émergèrent à leur tour de la dépression. Au lieu de se lancer à nouveau à la poursuite des Hrowakas, toutefois ils commencèrent par mettre le maximum de distance entre eux et les fauves, puis ils s’arrêtèrent pour faire le bilan de leurs pertes. En fait, une douzaine d’entre eux seulement étaient restés sur le terrain mais ils avaient été sérieusement ébranlés.
« Nous avons un répit ! » lança Kickaha à pleins poumon. « Mais si nous ne réussissons pas à atteindre les bois avant qu’ils nous aient rattrapés, c’en sera fait de nous ! Ils vont abandonner la tactique des combats singuliers pour nous charger en masse ! »
Or, ces bois sauveurs semblaient être toujours aussi lointains. Wolff désespérait de voir son cheval, si fougueux qu’il fût, arriver à bon port : son poil était maculé de sueur et il soufflait péniblement. Mais il continuerait de galoper, jusqu’à ce que son cœur se rompe.
Les centaures chargeaient, à présent, et leur troupe grossissait d’instant en instant. Au bout de quelques minutes, ils furent à portée de flèches. Quelques traits partirent dans leur direction mais se perdirent parmi les herbes. Les Hommes-Chevaux, voyant que les arcs étaient inopérants à cette allure, ne se laissèrent pas impressionner.
Soudain, Kickaha poussa un cri de satisfaction. « Continuez ! » s’exclama-t-il. « Et puisse l’esprit d’AkjawDimis vous être propice ! »
Wolff ne comprit le sens de ces paroles que lorsqu’il vit ce que le rouquin désignait du doigt. Devant eux, à moitié dissimulés par la végétation, se dressaient des milliers de petits tertres devant lesquels étaient accroupis des animaux au pelage rayé ressemblant aux chiens de prairie. Les Hrowakas, talonnés par les centaures, firent irruption dans la colonie. Des clameurs ne tardèrent pas à s’élever : chevaux et Hommes-Chevaux, butant dans les trous, dégringolaient à l’envi et se débattaient convulsivement, les pattes brisées. Le gros des centaures s’arrêta net et leur arrière-garde télescopa le groupe de tête. Pendant une minute, ce fut un enchevêtrement indescriptible et chaotique à la lisière de la plaine. Ceux des Hommes-Chevaux qui avaient la chance de se trouver assez loin de leurs camarades en mauvaise posture firent halte pour contempler le spectacle qui s’offrait à leurs yeux, puis ils repartirent au trot, attentifs à ne pas poser n’importe où leurs sabots. Au passage, ils s’employaient à égorger ceux de leurs congénères qui s’étaient brisé les membres dans leur chute.
Quant aux Hrowakas, ils avaient autre chose à faire qu’à regarder derrière eux. Ils poursuivaient leur marche à allure réduite. Maintenant, ils étaient douze et n’avaient plus que dix chevaux. Abeille Qui Bourdonne et Herbe Haute étaient l’un et l’autre en croupe derrière un camarade.
Kickaha jeta un coup d’œil aux deux hommes et hocha la tête. Wolff devinait à quoi il pensait : à leur ordonner de descendre et de continuer à pied, faute de quoi ce seraient quatre hommes qui se feraient massacrer.
« Tant pis ! » dit enfin le rouquin. « Je ne les abandonnerai pas ! » Il tira sur le mors, adressa quelques mots à Abeille Qui Bourdonne et à Herbe Haute, puis rejoignit Wolff. « S’ils meurent, nous mourrons tous », lui dit-il. « Mais tu n’es pas obligé de rester avec nous, Bob. Tu as une tâche à remplir. Il n’y a aucune raison pour que tu te sacrifies pour nous et renonces à Chryséis et à la trompe. »
« Je reste », répondit Wolff.
Kickaha sourit et lui tapa sur l’épaule. « J’espérais que nous pourrions atteindre les bois mais il ne faut pas y compter. Il s’en faudra de peu mais nous n’y arriverons pas. Avant que nous ayons atteint la colline qui se trouve devant nous, ils nous auront rejoints. Dommage ! Les bois commencent cinq cents mètres plus loin… »
Les Hrowakas pressèrent leurs chevaux dès qu’ils furent sortis de la colonie des chiens de prairie. Une minute plus tard, les centaures avaient eux-mêmes franchi la zone dangereuse et ils galopaient derrière les humains, plus vite que jamais. Les fuyards gravirent la colline au sommet de laquelle ils s’immobilisèrent et formèrent le cercle.
Wolff tendit le bras, désignant une petite rivière qui serpentait de l’autre côté de la plaine. Elle était bordée d’arbres mais ce n’était pas là la raison de son excitation : le long de la rive, en partie cachées par les arbres, on apercevait des tentes blanches.
« Les Tsenakwas », murmura Kickaha. « Les ennemis mortels du Peuple de l’Ours.
— Ils arrivent. Les sentinelles ont dû donner l’alerte. » En effet, une troupe de cavaliers émergeait en ordre dispersé du couvert des arbres – chevaux blancs, boucliers blancs, plumes blanches, lances scintillant au soleil. À cette vue, un Hrowaka se mit à entonner une mélodie plaintive et Kickaha lui cria quelque chose. Wolff comprit qu’il lui ordonnait de se taire. Le moment n’était pas encore venu de chanter des hymnes funèbres : il fallait d’abord manœuvrer, et les Hommes-Chevaux et les Tsenakwas.
« Mon intention première était de résister ici jusqu’au bout », expliqua le rouquin. « Mais j’ai changé d’avis, maintenant. Nous allons marcher sur les Tsenakwas, puis décrocher et foncer en direction du rideau d’arbres. Après, on verra bien. Il se peut que nos ennemis décident de s’affronter. Si l’un des deux refuse le combat, nous tomberons sous les coups de l’autre. Dans le cas contraire… Allez ! En avant ! »
Les Hrowakas poussèrent leur cri de guerre, enfoncèrent leurs talons dans les flancs de leur monture et dévalèrent la colline, droit sur les Tsenakwas. Wolff se retourna : les centaures chargeaient. « Je ne pensais pas qu’ils le feraient », s’exclama Kickaha. « Beaucoup de femmes pleureront ce soir dans les wigwams mais pas seulement dans ceux du Peuple de l’Ours ! »
Maintenant, les Tsenakwas étaient assez près pour que l’on pût distinguer les emblèmes ornant leur bouclier : des svastikas noires. Wolff n’en fut pas surpris. La croix gammée était un symbole ancien largement répandu sur Terre. Elle était connue des Troyens, des Crétois, des Romains, des Celtes, des peuples Scandinaves, des bouddhistes et des brahmanes indiens, des Chinois, et on la retrouvait dans l’Amérique précolombienne. Que les Indiens qui se portaient à leur rencontre fussent roux ne l’étonnait pas davantage : Kickaha l’avait prévenu que les Tsenakwas teignaient leur chevelure noire. Les Tsenakwas, plus ou moins vaguement regroupés poussèrent à leur tour leur cri de guerre qui imitait l’appel du faucon et, baissant leurs lances, ils s’élancèrent à l’attaque. Kickaha, qui chevauchait en tête du peloton hrowaka, leva la main et, après un instant, abaissa vivement le bras. Son cheval obliqua sur la gauche et les guerriers de l’Ours suivirent le mouvement.
La manœuvre, opérée d’extrême justesse, avait été parfaitement minutée : tandis que les Hrowakas prenaient du champ, la horde des centaures et la troupe des Tsenakwas se heurtèrent de front. Ce fut une mêlée générale.
Une fois à l’abri des bois, les Hrowakas ralentirent. Puis ils traversèrent la rivière. Mais Kickaha dut argumenter avec plusieurs des guerriers de la tribu de l’Ours, parmi les plus vaillants, qui entendaient rebrousser chemin pour razzier le camp des Tsenakwas pendant que leurs ennemis étaient aux prises avec les Hommes-Chevaux.
Wolff intervint : « Je trouve qu’ils n’ont pas tort », fit-il. « Cela vaudrait la peine de nous retarder un peu si nous avions l’occasion de nous emparer de quelques chevaux. Abeille Qui Bourdonne et Herbe Haute ne peuvent pas continuer de monter en croupe. »
Kickaha haussa les épaules et donna le feu vert à ses braves. Le raid ne demanda que cinq minutes. Les Hrowakas franchirent la rivière en sens inverse et investirent le camp en poussant de grands cris tandis que les femmes et les enfants se réfugiaient en hurlant dans les arbres et les abris. Quelques guerriers étaient fort désireux d’amasser du butin mais Kickaha les avertit qu’il était prêt à abattre tout homme qu’il surprendrait en train de se livrer au pillage, étant entendu que récupérer des arcs et des flèches n’était pas considéré comme un acte de pillage. Néanmoins, il sauta à bas de sa monture et embrassa une femme à pleine bouche.
« Tu diras à tes hommes que je t’aurais bien prise pour t’emmener dans mon lit », lui dit-il. « Après cela, les avortons de ton clan n’auraient jamais pu te satisfaire. Malheureusement, nous avons des choses plus importantes à faire… »
Riant aux éclats, il lâcha la femme qui se précipita dans son tvigwam, remonta en selle non sans avoir au préalable uriné dans la grosse marmite installée au milieu du camp – c’était là une offense mortelle – et donna à ses hommes le signal du départ.